Josep Maria Cañellas à la Salle Wagram
dim. 10 mars 2024 16h43

Post-scriptum au billet précédent, cette fois pour évoquer brièvement le studio de l’avenue de Wagram en sollicitant à nouveau les plans du cadastre parisien.
Vers la fin 1897, Josep Maria Cañellas déménage donc une nouvelle fois, mais quitte alors Montmartre et part s’installer au № 35 de l’avenue de Wagram, à deux pas de la fameuse Salle Wagram, localisée, elle, quelques mètres plus bas, au № 39 bis.
Ce sera sa dernière adresse parisienne. Il y décèdera le 12 juin 1902.
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Je n’ai pas d’opinion encore bien arrêtée sur ce changement d’adresse et je ne suis pas certain de disposer d’éléments permettant d’en comprendre toutes les motivations. Indéniablement, Cañellas change pour un studio sans doute beaucoup plus vaste que celui de la rue des Abbesses. Ses cartes professionnelles évoquent un « hôtel privé » et un jardin (« grandes talleres y jardin » [Corréo], « atelier au rez-de-chaussée avec jardin » [Paris-Hachette]). Elles évoquent aussi d’étonnantes « spécialités », comme les bicyclettes et les chevaux. Doit-on comprendre que ces spécialités étaient traitées sur place (ce qui n’était guère envisageable rue des Abbesses) ? ou le photographe se déplaçait-il chez son client pour les travailler sur site ?

On a avancé que ce déménagement était aussi la marque d’un certain embourgeoisement du photographe, lequel quittait un environnement plutôt populaire pour s’établir dans les beaux quartiers. Mais l’avenue de Wagram d’alors n’est pas l’avenue de Wagram d’aujourd’hui, du moins pour la partie qui nous intéresse et qui s’étend de la place de l’Étoile à la place des Ternes. Ce segment de l’avenue garde encore le souvenir des excursions dominicales outre-barrière d’avant 1860 — tavernes, bals, guinguettes non soumis à l’octroi — dont le symbole le plus éminent demeure la salle Wagram, héritière du bal Dourlans situé au même endroit depuis la Restauration1.
En parcourant la presse de l’époque, il n’est pas rare de tomber sur des faits divers plus ou moins sordides survenus dans le quartier et mettant en cause des éléments des « classes dangereuses ». La prostitution est notoirement présente dans les rues et dans les maisons dédiées. À quoi on peut rajouter les nombreux incidents liés aux événements organisés à la Salle Wagram2.
De ce point de vue, l’environnement du studio n’était finalement peut-être pas si différent de ce qu’il était à Montmartre.
Évidemment, la proximité avec les Champs-Élysées relevait un peu le niveau et pouvait donner de Cañellas et de la marque JMC une image plus cossue. (Sur l’une de ses réclames, il tient à préciser : « près la place de l’Étoile ».)
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Sans poursuivre sur ce terrain, je voudrais ici simplement consigner quelques détails propres à la localisation de ce dernier studio de Josep Maria Cañellas.
Contrairement au 60 boulevard de Clichy et au 65 rue des Abbesses, il ne reste aujourd’hui aucune trace de l’agencement des lieux au temps de Cañellas. Des remembrements de parcelles ont été opérés et les immeubles actuels sont d’une construction récente.
Je n’ai pas trouvé non plus de vues donnant à voir le № 35 de l’avenue de Wagram et ses bâtiments. La plus approchante est celle de la carte postale figurant en en-tête de ce billet. On reconnaît à sa marquise, après le café Valette, l’entrée de la salle Wagram (№ 39 bis). Derrière, au № 39, on trouve un studio de photographe (celui de Marcel Vernet) avec une boutique de vente de cartes postales, la Galerie des automatiques (devant laquelle se tient un groupe de personnes fixant l’appareil).

Juste après l’immeuble de trois étages du № 37, on distingue (malaisément) l’entrée du № 35, dont le fronton me semble décoré de plusieurs enseignes ou panneaux de réclames :

Selon le Firmin-Didot et les autres annuaires, vers 1900, le № 35 abritait en effet plusieurs activités professionnelles et commerciales, en particulier celle de Félix Cosset, fabricant de voitures, dont les références précisent qu’il avait également une entrée au № 8 de la rue de l’Étoile.

Aparté – Je mentionne en passant ce carrossier parce qu’il fit paraître l’encart publicitaire ci-dessus à la fin d’un roman abondamment illustré par des photographies. En l’espèce, celui de Pierre Guédy, L’Heure bleue, publié en 1899 par la Librairie Nilsson – Per Lamm.
Cet éditeur est l’un des premiers à publier des collections entières de romans « illustrés par la photographie d’après nature » selon des procédés tout à fait novateurs pour l’époque. On ignore le nom du photographe ayant illustré ce roman-ci, mais on sait, par exemple, que Paul Sescau, possible connaissance de Cañellas, illustra le roman de Gyp Tototte, publié par la même maison.
La Chambre syndicale de la photographie — à laquelle Cañellas adhéra en 1899 — soulignera l’intérêt de ce débouché pour l’activité des photographes. Voir à ce sujet la chronique éditoriale en tête du Moniteur de la Photographie, № 18, 15 sept. 1902.
Cañellas se sera-t-il prêté à ce type de commandes ?
Outre le carrossier, on peut relever la présence à cette même adresse de deux artistes-peintres : Gaston Casimir Saint-Pierre (1833-1916) et Jean-Baptiste Duffaud (1853-1927). Le premier s’est abondamment illustré dans les portraits d’odalisques et autres sujets orientalisants. Et je ne peux m’empêcher de songer aux séries de nus de Cañellas faisant usage d’un décor inspiré de la cour des lions de l’Alhambra (voir par exemple la série du « Bain au harem »).
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Pour en revenir au studio de Cañellas, on peut, en consultant les plans parcellaires de la ville de Paris, essayer de se faire une idée des lieux au XIXe s.
Sur un plan cadastral de la commune de Neuilly daté de 1846 (avant l’annexion du territoire par la ville de Paris en 1860), on repère assez facilement la parcelle de ce qui deviendra le № 35 (terrain 520 et sans doute 540 ; bât. 512, 518 et 519). Le bal Dourlans — future salle Wagram — occupe la parcelle voisine (bât. 515, 516 et 517). L’avenue de Wagram s’appelle encore le boulevard de l’Étoile.

Source Archives de Paris, Neuilly, plan, Section C, dite des Ternes, feuille unique, 1/1000 ATLAS/95/17.
La parcelle de ce qui deviendra le № 35 est délimitée en orange. À noter, au centre, côté sud-ouest, la présence d’un puits.
Comme celle de la Villa des Platanes, cette parcelle est assez conséquente. Elle est mitoyenne sur tout son flanc nord de celle de la salle Wagram. J’imagine que le voisinage devait s’avérer un peu bruyant les soirs de bal lorsque les danseurs et les danseuses s’éparpillaient dans les jardins pour prendre le frais.
L’une des caractéristiques notables de cette grande parcelle rectangulaire est d’être entièrement enclavée entre ses voisines (c’est également le cas pour le terrain de la Salle Wagram). On y accède par deux passages distincts, ouverts, le premier et le plus long, sur l’avenue de Wagram, le second, dans la rue de l’Étoile.
Comme au boulevard de Clichy / cité du Midi, le studio de l’avenue de Wagram est donc à double entrée. Caractéristique peut-être fort utile à Cañellas et à une certaine catégorie de sa clientèle…
Cette double entrée est en effet toujours attestée à l’arrivée de Cañellas. On la retrouve sur un plan cadastral plus tardif (1883). Sur ce plan, l’avenue porte désormais le nom de Wagram et la numérotation des immeubles est établie : le numéro 35 est donné au passage vers les bâtiments intérieurs. Côté rue de l’Étoile, le passage ne reçoit pas de numéro et s’ouvre entre les № 8 et 10.

Source Archives de Paris, plan 65e quartier, Ternes, 109e feuille, 1/500, PP/11765/D.
La parcelle du № 35 est délimitée en orange ; celle du № 39 bis, la Salle Wagram, en vert clair.
L’explosion du bâti entre les deux plans est assez remarquable. Avant le Second Empire, les constructions sur la parcelle sont encore rares ; à l’arrivée de Cañellas, l’espace disponible a été saturé. C’est là, me semble-t-il, un nouvel exemple (après celui de la Villa des Platanes) de la frénésie de lotissement née de l’annexion des quartiers suburbains à la ville de Paris.
L’espace a-t-il été totalement saturé ? Le jardin dont fait état Cañellas se limite-t-il à l’une ou l’autre des deux taches vertes sur le plan ci-dessus ? En l’observant, je ne suis pas certain d’identifier l’emplacement de l’« hôtel privé » de Cañellas et de son jardin : comme sur le plan de la Villa des Platanes (voir la note 6 du billet), les informations rapportées peuvent en effet relever de différentes dates. Toutefois, une hypothèse envisageable serait une localisation du studio au milieu de la parcelle, le long du mur de séparation d’avec la salle Wagram :

Ce rectangle occupe une surface au sol d’environ 200 m2 et semble isolé des autres bâtiments de la parcelle par des murs. J’avoue avoir du mal à interpréter les surfaces hachurées : s’agit-il d’extensions au bâtiment existant ? On a peut-être affaire à de simples couvertures, des auvents ou des pergolas. Si tel était le cas, on comprendrait mieux la possibilité de faire évoluer des modèles nus dans un décor de jardin en ville : lesdits modèles seraient ainsi protégés des regards indiscrets ou concupiscents…
En effet, toute une série, sans doute même plusieurs séries, de photographies de nus de Cañellas ont été prises dans ce qui ressemble à un jardin de ville (par exemple la série au canthare géant). La numérotation de ces photographies, autour des № 6000, paraît indiquer une production tardive, à l’époque justement où Cañellas opérait avenue de Wagram.


Sur ces photographies, le décor serait-il celui du « jardin » vanté dans les réclames ? Le mur orné d’une vigne vierge ou de lierre pourrait par exemple être celui longeant le terrain de la salle Wagram.
Pures hypothèses bien sûr.
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D’autres hypothèses sont certainement envisageables, en s’appuyant sur d’autres sources. J’ai par exemple trouvé sur Gallica une superbe « vue prise à vol d’oiseau au-dessus du village de Champerret », datée de 1867, qui embrasse tout le XVIIe arrondissement avec un grand luxe de détails. En voici un aperçu, centré sur l’îlot d’habitations qui nous intéresse :

J’ai tenté de colorer ce qui me semblait relever de la parcelle étudiée ici sans garantir l’exactitude de mon relevé.
En 1867 donc, d’après cette vue, la parcelle présente un ensemble très verdoyant et arboré. Par rapport aux indications du plan de 1846, deux nouveaux bâtiments ont été édifiés le long des limites nord et est. Et il me semble que le puits est toujours en activité.
Trente ans avant l’arrivée de Cañellas, il est difficile de conjecturer ce qui a pu subsister des données consignées sur ce dessin.
Mais quel bel « hôtel privé » entre les arbres, à la hauteur de la salle Wagram ! Quel beau jardin de ville !
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[Complément du 03/06/2024] Une carte postale ancienne proposant une vue rapprochée de l’entrée du 35 avenue de Wagram est reproduite dans le billet « Deux visuels de lieux parisiens liés à Josep Maria Cañellas ».
Notes & références
Les deux articles Wikipédia consacrés, le premier, à l’avenue de Wagram, le second, à la Salle Wagram résument assez bien le contexte historique et la spécificité de ce quartier.
RetourAinsi des graves incidents liés à une confrontation entre partisans dreyfusards et anti-dreyfusards le 2 octobre 1898 sur l’avenue, devant l’entrée de la Salle Wagram. Lire par exemple le compte rendu qu’en donne L’Aurore dans son édition du 3 octobre 1898 (ce quotidien prenant fait et cause pour l’une des parties).
Pour ce qui est des classes dangereuses (mais j’utilise le terme avec un peu d’exagération), rappelons que toute la zone du quartier des Ternes jusqu’à Levallois-Perret fut — jusque dans les années 1950 — le siège d’innombrables ateliers spécialisés dans la carrosserie et la construction de voitures, nécessitant une abondante main d’œuvre dont les mœurs et distractions n’étaient pas toujours celles du grand monde.
La prostitution pouvait être celle de rue, comme l’a figurée Jean Béraud dans son célèbre tableau L’Attente, ou celle des lieux de rendez-vous : le bal de la Salle Wagram traînait une réputation particulière que rappela par exemple le scandale des « noces blanches » en mars 1904. (Sur cette affaire, voir Régis Revenin, Homosexualité et prostitution masculines à Paris, 1870-1918. L’Harmattan, 2005, 2-7475-8639-1 [enligne : halshs-01418795], p. 60 et les références citées.)

Mots-clés
Josep Maria Cañellas (1856-1902), atelier, studio, avenue de Wagram, rue de l’Étoile
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